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2 février: ma troisième rencontre avec Lisa

2 février: ma troisième rencontre avec Lisa

Publié le 22/02/2011

Lisa a des problèmes, des sacrés ennuis, même. À dire vrai, je suis estomaquée par ce que j’entends. Je ne peux pas croire qu’elle doit endurer tout cela alors que son temps, si précieux, est compté…

 

Remarquant ses yeux plus bouffis que lors de notre dernière rencontre, j’interroge. La fatigue? Des mauvaises nuits?

Pourtant, non. Elle confesse être capable enfin de dormir sur le dos. Voilà un an qu’elle n’a pas dormi sur le dos. L’équipe des soins palliatifs lui a fourni un matelas d’air qu’elle peut ajuster à sa guise et du coup, elle arrive à se coucher sans douleur.

Cette rencontre figurera parmi les plus marquantes pour moi.

J’apprends qu’en 2006, Lisa a vécu l’enfer.

Le 17 janvier 2006, il y a un peu plus de cinq ans maintenant, elle a été battue pendant 90 minutes et laissée pour morte.

Je la regarde, les yeux ronds.

Devant mon ahurissement, elle se reprend et me dit qu’elle va tout me raconter dès le début. Ce sera seulement à la fin de son récit que je vais me rendre compte combien je me sens essoufflée. Normal, je crois que j’ai oublié de respirer par moments.

Lisa est conviée à une banale épluchette de blé d’Inde et rencontre là-bas un homme. Cet homme lui inspire un peu de pitié à cause de sa vie actuelle. Pas grand-chose à lui, pas grand meuble, bref, c’est le grand cœur de Lisa qui parle. De son côté, elle vit seule dans un 4 1/2, alors pourquoi pas? Il pourrait prendre part au loyer? Avant de le lui proposer, Lisa se souvient de ressentir un peu de peur. C’est tout de même un étranger, non? On la rassure, le gars est correct. Son âge oscille dans les 46-47 ans.

De coloc, il devient amoureux. Toutefois, Lisa met fin à ce début d’idylle trois semaines plus tard. Ça ne fonctionne pas. Elle le prie donc de quitter l’appartement et de se trouver un nouveau chez-soi. Gentiment, elle lui demande de regagner l’autre chambre le temps qu’il se trouve un logement.

«Je le trouvais aussi trop jeune», affirme-t-elle.

Lisa ne m’en dira pas plus sur cette relation.

Les jours se succèdent, et rien à y faire. L’homme ne trouve pas de logement, même si les annonces immobilières foisonnent dans les journaux du coin. Il a besoin d’une chambre meublée, car il ne possède rien. Lisa lui propose de l’aider dans ses recherches.

En parallèle, cette dernière est très liée avec une voisine de palier. Les deux femmes aiment bavarder et prendre un café, ce qui ne plaît pas du tout au monsieur. Là-dessus, Lisa est catégorique. Elle a le droit de voir son amie comme ça lui chante.

Le dimanche 17 janvier, vers 22 h, la copine de Lisa quitte sa cuisine pour rejoindre son appartement.

«Je me souviens que je venais de fermer la porte à clé», avoue-t-elle dans un murmure. «C’est alors que je l’ai vu rentrer dans sa chambre, mettre un “exacto” dans sa poche de pantalon et enfiler ses bottes.»

Lisa l’interroge sur ce qu’il a l’intention de faire.

«Il m’a dit: là, m’as te tuer, pis, si j’manque mon coup, je reviendrai te tuer.»

Sitôt ces mots dits, il la frappe au visage et cette dernière vole littéralement pour s’écraser contre le frigo. À 6 pieds 2 pouces et 250 livres, l’homme a assez de force pour envoyer valdinguer Lisa qui mesure à peine 5 pieds 2 pouces. En attente qu’elle reprenne ses esprits, il se met à la frapper au visage avec ses bottes, et ce, jusqu’à ce qu’elle tombe à nouveau dans les pommes. Il continuera ainsi pendant une heure et demie.

«Je faisais semblant d’arrêter de respirer pour qu’il me croie morte et qu’il arrête, mais il a continué», raconte Lisa.

Lisa sortira de cette violente agression avec les vertèbres 4 et 5 complètement amochées, ce qui l’obligera à porter une prothèse, la vessie en mauvais état (d’où la nécessité de porter une sonde quelques fois par année) et le syndrome du bébé secoué qui durera un an (incapacité à se pencher vers l’avant sans tomber), le tout assorti d’un sérieux choc post-traumatique.

Le gars est condamné à neuf mois de prison, mais sort au bout de six mois. Entre-temps, Lisa en apprend un peu plus sur lui. L’homme a perdu la garde de ses enfants parce qu’il les a battus ainsi que leur mère. Quelques jours plus tard, alors qu’elle se repose chez son frère, elle entend sur son répondeur téléphonique un message du gars en question qui s’excuse et l’invite à le rejoindre.

«Il m’a donné le lieu du rendez-vous et l’heure. Il voulait que l’on se rencontre derrière un centre d’achat (après la fermeture des magasins) où se trouvait l’autoroute.»

Lisa contacte à nouveau les policiers. Le gars ne sera pas arrêté. Les policiers conseillent seulement à Lisa de déménager, ce qu’elle fera. Elle mettra aussi son numéro de téléphone sur une base confidentielle.

«Aujourd’hui, c’est chose du passé. Mais, il ne faudrait pas que je le revoie…», me dit-elle les yeux brillants.

Je regarde Lisa et me remémore son récit. De son côté, elle est silencieuse.

Même si elle est encore bouleversée, Lisa ne craque pas. Je vois bien qu’il y a quelque chose d’autre qui la tracasse et, à voir les papiers étalés sur son lit, je me doute qu’il y a une cause à effet.

«Mon ancien propriétaire me demande trois mois de loyer, même s’il a signé un papier disant qu’il savait que j’allais résilier mon bail. Quand j’ai appris que j’étais condamnée, mon médecin a écrit un mot disant que je ne pourrais pas vivre dans mon loyer jusqu’à la fin du bail, car je devais rentrer aux soins palliatifs.»

À quelques semaines peut-être d’une mort certaine, Lisa doit se battre. Elle doit chercher, trouver les papiers, les originaux pour démontrer qu’elle n’est pas dans le tort, qu’elle ne cherche pas à abuser qui que ce soit. Lorsqu’elle est arrivée aux soins palliatifs, le 7 janvier dernier, elle avait bien dit à son propriétaire qu’il restait encore quelques boîtes dans son cabanon et que quelqu’un allait récupérer le tout dans les prochains jours. Rien à faire. Lorsque l’amie est arrivée, trois jours plus tard, le 10 janvier, le proprio avait fait table rase sur tout. Il ne restait plus rien. Même pas le montage floral que Lise avait confectionné et qui était destiné à la tombe de son mari pour le printemps.

«Ce n’est pas grave», me dit-elle.

Soudainement, je vois Lisa s’abandonner et se mettre à pleurer. Le visage entre ses mains, elle sanglote. Figée, je reste là, plantée comme une idiote, ignorant quelle attitude adopter. Je ne sais pas si je dois la prendre dans mes bras, la consoler, la regarder… Je choisis d’approcher un peu ma chaise auprès d’elle en signe de soutien moral. Je la contemple tout simplement. Elle me dévisage à son tour en s’excusant.

«Vous n’avez pas à vous excuser et vous avez le droit de pleurer aussi longtemps qu’il vous plaira.»

Lisa me regarde à nouveau et se remet à pleurer.

«Je ne suis plus capable… J’ai eu de la difficulté toute ma vie, je veux qu’on me laisse en paix… Ç’a pas d’allure, les gens sont sans cœur… Même Bell Canada m’impose une amende parce que je dois résilier mon contrat… Laissez-moi mourir en paix!»

Je ne peux qu’écouter Lisa. Je cherche mes mots et ma pensée est éparpillée.

«Je pourrais me dire que je ne ferai rien, mais je ne veux pas que ma famille ait des problèmes par la suite. Pas question. J’ai déjà tout mis sur papier. J’ai peur que si je ne fais rien, à ma mort, ces gens essayent de contester le testament…»

À ces mots, elle sort plusieurs feuilles de son classeur et me les montre. Elle a noté ce qu’elle veut à sa mort.

«J’ai déjà tout fait. Je veux être incinérée tout de suite et être enterrée à côté de Serge, mon mari. Ici, j’ai tous les numéros de téléphone que mon frère devra appeler.»

Elle me cite la SAAQ, l’assurance-maladie, etc. Tout cela transcrit avec soin. J’arrêterai ici les autres confessions de Lisa, par respect pour elle.

«C’est pas ma maladie qui va me faire mourir, c’est tout ça», me dit-elle, pleurant à chaudes larmes tout en me montrant de la main les papiers étalés autour d’elle. «Toute ma vie, j’ai aidé les autres, je prépare ma mort, et je suis stressée parce qu’il faut je m’occupe de tout ça maintenant…»

Heureusement, l’unité des soins palliatifs lui a promis de l’aider…

Ce matin-là, je quitte la chambre de Lisa à 11 h 30. Avant mon départ, elle me fait la lecture de l’un de ses poèmes. Il s’intitule Aïeul.

26 janvier 2011: ma première rencontre avec Lisa

Vendredi 28 janvier: ma deuxième rencontre avec Lisa

4 février: ma 4e rencontre avec Lisa

9 février: ma 5e rencontre avec Lisa

11 février: ma 6e rencontre avec Lisa

16 février: ma 7e rencontre avec Lisa

19 février: ma 8e rencontre avec Lisa

23 février: ma 9e rencontre avec Lisa

25 février: ma 10e rencontre avec Lisa

2 mars: mon avant-dernière rencontre avec Lisa

4 mars: ma dernière rencontre avec Lisa